Mais où sont passés les Français ?

A Uberlandia, dans l’Etat de Minas Gerais, Brésil, l’Association de Biologie Tropicale et Conservation et l’Université Fédérale d’Uberlândia (UFU) ont organisé un superbe meeting regroupant près de 900 participants en provenance de 27 pays[1]. C’est l’année du Brésil en France. On aurait donc pu espérer une participation française conséquente. « Mais où sont les français ? » m’a-t-on demandé à plusieurs reprises. « A Paris-plage sûrement pour célébrer l’année du Brésil en France, mais certainement pas au Brésil » pourrait-on répondre. La culture n’est pas seulement culturelle mais est aussi scientifique.

Des collègues américains qui ont dernièrement visité l’Afrique centrale m’ont en effet demandé où étaient donc passés tous ces chercheurs qui brillaient tant autrefois au Gabon, en Côte d’Ivoire, dans les années ‘70 et ‘80 jusqu’à ce qu’on abandonne l’Afrique pour se redéployer en Amérique, en Guyane française principalement dans les années ‘90. C’est comme les mammouths il y a 10 000 ans, ils disparaissent… Serait-ce le fait du réchauffement global ? Est-ce que les répétitions d’El Niño durant la dernière décennie permet d’expliquer cette catastrophe culturelle ? Les canicules répétitives de 2003 et de 2005 sont-elles coupables de cette extinction soudaine, aussi brutale que pour les dinosaures il y a 60 millions d’années? Est-on en train de vivre une énième crise d’extinction en écologie tropicale française ? Ou est-ce plutôt la conséquence du refroidissement des crédits alloués à la recherche ? Une autre hypothèse: peut-être est-ce qu’à force de faire des grandes messes sur la biodiversité à Paris[2], on n’a même plus d’argent pour envoyer les chercheurs présenter les résultats de leurs travaux scientifiques aux autres collègues, jeunes et moins jeunes, de la communauté internationale qui ne peuvent pas se déplacer à Paris où la vie est tout simplement inabordable pour les biologistes des pays du sud tropicaux ? Ou bien alors, on attend tout simplement 2010 pour inviter et réunir tout ce beau monde afin de fêter, comme ce fut le cas le 14 juillet de cette année avec le président Lula et son ministre de la culture le chanteur Gilberto Gil, la fin du déclin de la biodiversité, et montrer au monde entier l’étendue de nos nombreux résultats en matière de conservation de la diversité des forêts tropicales, notamment en Guyane française, à la Réunion et en Nouvelle Calédonie ? Non, il n’en est rien. Les scientifiques français en biologie tropicale seraient certainement classés parmi une des espèces de Primates en voie de disparition dans les colloques internationaux. J’en suis témoin, un des derniers encore « en vie ».

En excluant les quelques rares scientifiques français installés de longue date au Brésil, à Bahia et à Sao Paulo, une jeune scientifique post-doctorante (Bourse Marie Curie) venue exprès du Queensland, Australie, deux autres collègues, l’un installé à Bruxelles, l’autre à Clermont-Ferrand, et qui travaillent sur les insectes de la canopée au Panama, nous n’étions que deux français (de France) à venir présenter les résultats de nos recherches en Guyane française. Cela fait pauvre au regard des dizaines de collègues allemands et britanniques.

J’oubliais de mentionner qu’outre ces deux français, on pouvait se réjouir qu’un Nord-Américain (avec un terrible accent français !) et un hollandais (sans accent du tout) aient fait le voyage vers le grand Sud et présenté leurs travaux menés, respectivement, l’un sur la station des Nouragues[3], l’autre sur la station de Paracou[4]. Quand à nous deux, Français de Métropole et appartenant à une équipe mixte CNRS et MNHN, nous avons présenté nos travaux sur la floraison et la fructification des arbres de Guyane française et du Suriname, la dispersion des graines par les chauves-souris et les rongeurs dans la réserve des Nouragues, à Paracou et au Brownsberg Nature Park, sans oublier la réalité du terrain, en particulier la pression de chasse croissante qui s’exerce sur la faune des Guyanes, les pécaris plus précisément. Au total, à 4 (deux français et deux étrangers), nous avons présenté 8 communications orales et un poster, la plupart traitant de la Guyane française.

Lors de mon premier colloque de l’ATB (pas encore avec un C pour Conservation), en Floride, nous étions plus d’une dizaine de français. Oui, il y a un déclin certain, en tout cas c’est visible dans les colloques et c’est malheureux. Une niche écologique qui se vide de ses habitants est très rapidement investie par d’autres nouveaux arrivants, des immigrants, c’est un peu ce qui est en train de se passer en matière de biologie et d’écologie tropicale en Amérique, dans les Guyanes notamment, et en Afrique…

Lors du meeting, il y a eu un symposium sur la régénération des plantes et le rôle des mammifères dans les écosystèmes tropicaux, et un autre sur la chasse et ses conséquences pour la survie des plantes. Nous avons ainsi assisté à un total de 13 communications sur les effets désastreux de la chasse commerciale, notamment des plus gros mammifères comme le tapir, les pécaris, les biches, les agoutis, sur le fonctionnement des écosystèmes forestiers tropicaux du Brésil (Etat de Roraima, d’Amazonas, de São Paulo, du Mato Grosso, du Para), du Mexique, du Panama, du Pérou, du Suriname et de Guyane française. Il faut encore du courage et de l’optimisme pour continuer à travailler dans cette discipline ! Fin 2004, un ouvrage publié par Columbia University Press[5] faisait le point de 5 colloques (un tous les deux ans) centrés sur la chasse en région tropicale. Dans cet ouvrage remarquable et passionnant, fruit de plusieurs congrès dédiés aux hommes et aux animaux des forêts tropicales américaines, on y apprend combien les pécaris sont fragiles et susceptibles de rapidement disparaître, le cochon-bois d’abord puis le pakira. Leur rôle est mieux connu aujourd’hui ; on sait notamment qu’ils contribuent à maintenir la diversité des forêts tropicales en détruisant les graines et les plantules qui, autrement, deviendraient envahissantes et empêcheraient d’autres espèces de s’implanter et de régénérer. Ils détruisent aussi les graines infestées et empêchent les insectes d »éliminer toutes les graines en limitant la taille de leur population. Ce sont aussi des disséminateurs de petites graines qui passent intactes dans leur tractus digestif. En Guyane, et contrairement à nombre des pays sud-américains où ont été menées toutes ces études, les pécaris ne sont pas protégés, bien au contraire. Comme le tapir, les hoccos, les agamis[6], ils sont chassés malgré leur extrême fragilité et sensibilité à la pression humaine. Ils sont aussi depuis peu vendus dans un supermarché de Cayenne ! C’est un non-sens économique (on ne manque pas de nourriture en Guyane) et une absurdité écologique. Si la France veut donner des leçons de bonnes conduites aux pays tropicaux en matière de conservation de la nature et de la diversité dans les forêts tropicales, notamment en Guyane avec un « Plan d’actions locales de la Guyane pour la Stratégie Nationale de la Biodiversité » il va falloir qu’elle balaye devant sa porte… Le Brésil n’a pas de leçon à recevoir de notre part. Ce grand pays frontalier, qui englobe les Guyanes, nous a démontré lors de ces 5 jours passés à Uberlândia, malgré tous les problèmes économiques et politiques auxquels il est confronté, que ses étudiants et ses chercheurs en biologie tropicale et conservation sont performants, des professionnels de la recherche en biologie tropicale et de la conservation. Ils ont organisé une conférence de très haut niveau international avec 8 conférences plénières, 18 symposia avec plus de 100 présentations, 150 communications orales et plus de 400 posters. En tout cas, vu le nombre de jeunes chercheurs en herbe que j’ai rencontrés et avec qui j’ai discuté, une chose est certaine, bientôt ils étudieront la forêt des Guyanes au Brésil dans les Etats de l’Amapa, du Para, de l’Amazonas et du Roraima, les autres Guyanes, et investiront les niches scientifiques laissées vides par ces « chers collègues disparus ». Ce sera toujours mieux que les gareimperos dans les Guyanes…


[1] http://tropicalbiology.org/. Cette chronique a été mise en ligne le 5 août 2005 sur le site www.blada.com

[2] http://www.recherche.gouv.fr/biodiv2005paris/

[3] Jansen, P. A., F. Bongers and H. H. T. Prins. 2006. Tropical rodents change rapidly germinating seeds into long-term food supplies. Oikos

[4] Baraloto, C., P.-M. Forget and D. E. Goldberg. 2005. Seed mass, seedling size and neotropical tree seedling establishment. Journal of Ecology 93: 1156–1166.

[5] http://www.columbia.edu/cu/cup/catalog/data/023112/0231127820.HTM

[6] Crax alector et Psophia crepitans


Texte de la résolution adoptée à l’issue Congrès de l’Association de Biologie Tropicale et Conservation à Uberlândia [1]

L’OBLIGATION DE RALENTIR LE RYTHME DE DEFORESTATION DE L’AMAZONIE

ATTENDU que les forêts de l’Amazonie jouent un rôle critique comme zones refuges pour la diversité biologique, régulent le régime des précipitations à l’échelle régionale et globale, permettent de stocker le carbone terrestre et de diminuer l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère; et

ATTENDU que les forêts d’Amazonie apportent aussi des bienfaits aux diverses populations locales et indigènes; et

ATTENDU que les deux tiers des forêts de l’Amazonie sont au Brésil; et

ATTENDU que le rythme de destruction de la forêt a considérablement augmenté au cours des 15 dernières années en Amazonie brésilienne où, chaque année, de vastes étendues de forêt sont détruites et dégradées; et

ATTENDU que le “Amazonian Protected Area Program (ARPA)” a apporté une contribution significative à la conservation en délimitant un nombre important d’Aires Protégées; et

ATTENDU que des initiatives passées et actuelles des gouvernements Brésiliens pour ralentir le rythme de déforestation ne prennent pas en compte une des causes initiales cruciales de la destruction de la forêt, à savoir l’expansion rapide des autoroutes, des routes et des autres infrastructures en Amazonie qui facilitent considérablement l’accès à de vastes étendues de forêts intactes aux éleveurs, aux exploitants forestiers, aux agriculteurs sur brûlis et aux spéculateurs terriens; et

ATTENDU que des décisions pour construire et améliorer les infrastructures routières en Amazonie sont classiquement prises sans étude préalable de l’impact de ces projets sur l’environnement et les sociétés humaines; et

ATTENDU qu’un renforcement des actions de protection est rendu nécessaire pour prévenir la prolifération des routes illégales, de l’exploitation clandestine forestière, minière et agricole, et des habitations en Amazonie; et

ATTENDU que le morcellement de l’Amazonie par des projets d’infrastructure à grande échelle va certainement fragmenter les forêts de l’ensemble du bassin Amazonien créant de fait des forêts relictuelles isolées les unes des autres qui sont bien plus vulnérables que les forêts intactes aux effets dévastateurs des coupes de bois, des feux et de l’emprise par des mineurs illégaux; et

ATTENDU que les Nations Amazoniennes supportent déjà une part disproportionnée des dépenses et des coûts non compensées des initiatives pour la conservation de l’Amazonie; et

ATTENDU que des financements et des infrastructures inappropriés pour la protection environnementale est une des raisons clés pour une exploitation prédatrice de l’Amazonie; et

ATTENDU que les financements des bailleurs de fonds, tels que la World Bank et la Inter-American Development Bank, et ceux des bailleurs de fonds commerciaux ont contribué dans une certaine mesure à la disparition rapide des forêts d’Amazonie;

PAR CONSEQUENT, est déclaré à Uberlândia, lors son meeting annuel en juillet 2005 au Brésil, que l’ Association for Tropical Biology and Conservation:

1) demande au Gouvernement Brésilien de respecter les engagements pris dans le cadre du programme ARPA, et requiert que ARPA facilite le transfert rapide des ressources critiques pour la protection et la gestion des parcs;

2) presse le gouvernement fédéral Brésilien de reporter les projets plannifiés d’infrastructures en Amazonie et identifiés par le groupe de travail inter-ministériel afin de réduire la déforestation de l’Amazonie qui devrait vraisemblablement entraîner des dommages environnementaux à grande échelle, en particulier les autoroutes BR-319 (Porto Velho–Manaus), BR-163 (Cuiabá-Santarém), BR-230 (Lábrea–Humaitá), les projets de barrages hydroélectriques River Madeira (Santo Antônio et Jirau), et le pipe line de gaz Urucu–Porto Velho; ce délai devrait permettre de prendre des mesures beaucoup plus rigoureuses afin de réduire les impacts environnementaux et sociaux de ces projets;

3) requiert du Gouvernement Brésilien de faire un effort significatif pour réduire la prolifération rapide des routes illégales et autres infrastructures à travers l’Amazonie brésilienne;

4) insiste pour que les bailleurs de fonds internationaux et commerciaux retiennent les projets sur des critères environnementaux exigeants afin de s’assurer que ces prêts et projets ne favorisent pas ou n’augmentent pas la déforestation de l’Amazonie;

5) presse le Gouvernement Brésilien de renforcer les mesures environnementales de régulation, incluant celles qui s’appliquent aux routes spontanées, aux décrets pour des infrastructures gouvernementales, aux réserves légales, aux Aires Permanentes de Protection dans les propriétés privées;

6) presse la communauté internationale, en particulier les puissances économiques comme les Etats-Unis d’Amérique, le Canada, le Japon et l’Union Européenne, d’augmenter considérablement son soutien au Brésil pour ses initiatives de conservation de l’Amazonie de manière à partager le coût économique élevé de la préservation de la forêt.


PROJETS IDENTIFIES PAR LE GROUPE DE TRAVAIL INTER-MINISTERIEL COMME POUVANT CONTRIBUER A LA DEFORESTATION

  1. Projets pouvant générer de nouveaux fronts pionniers d’occupation en régions vulnérables

– BR 319 – Porto Velho – Manaus (RO-AM)

– BR 230 – Lábrea – Humaitá (AM)

– Hidrelétricas do Rio Madeira: Santo Antônio e Jirau (RO)

– Gasoduto Urucu – Porto Velho (AM-RO)

  1. Projets créant de nouveaux fronts pionniers en régions déjà occupées mais avec des infrastructures sociales précaires, une absence d’infrastructures sociales, d’investissement publiques et à populations vulnérables.

– Hidrelétrica de Belo Monte (PA)

  1. Projets génèrant une déforestation localisée

– BR 156 – Ferreira Gomes – Oiapoque (AP)

– BR 364 – Sena Madureira – Riozinho (AC)

– BR 401 – Bonfim – Normandia (RR)

– Gasoduto Coari – Manaus (AM)

– LT Tucuruí – Manaus – Amapá (PA/AM/AP)

  1. Projets contribuant à consolider le processus historique d’occupation

– BR 230 – Marabá – Altamira (PA)

– LT Vilhena – Ji-Paraná – Jauru (RO/MT)

  1. Routes favorisant l’expansion de nouveaux fronts de déforestation

– BR 317 – Rio Branco – Boca do Acre (AC/AM)

  1. Routes favorisant le développement de nouveaux fronts pionniers

– BR 163 – Cuiabá – Santarém (MT-PA)


Post scriptum 

Le titre de cette chronique est un clin d’oeil à la chanson de 1984 de Lizzy Mercier Descloux « Mais ou sont passees les gazelles ? »[2] reprise dernièrement par la Starac. La dernière strophe dit ceci :

« Rien n’est guère impossible par une nuit étoilée

La rue ne peut reprendre ce qu’elle a déjà donné

Et les bras tendus vers la foule

Au hasard Balthazar, la lutte continue

Garde ta langue bien pendue, et la lutte continue »

[1] Traduction de la version originale anglaise

[2] http://www.rfimusique.com/siteFr/article/article_14980.asp et http://www.paroles.net/chansons/28179.htm