Orpaillage à la station de Saint-Eugène (Muséum National d’Histoire Naturelle)

Le 5 décembre 2001 vers 12h00, je me suis rendu avec un piroguier à la station de recherche de Saint-Eugène, site des travaux du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) en amont de la retenue du barrage EDF de Petit Saut[1]. Le MNHN y menait depuis 1993 des recherches sur l’écosystème forestier guyanais fragmenté. C’est une station internationale d’envergure qui n’a rien à envier à d’autres par sa richesse biologique et son intérêt scientifique. Un numéro spécial des recherches est actuellement sous presse dans le Revue d’Ecologie (Terre et Vie) dont la parution est prévue au cours du premier semestre 2002[2].

En raison de l’orpaillage clandestin intensif qui s’était développé en 2000 au site d’Adieu Vat sur la branche Courcibo, nous avions dû interrompre nos travaux pour des raisons de sécurité. Nous pensions pouvoir reprendre le cours normal de nos recherches sur l’écologie, la diversité et le fonctionnement de la forêt guyanaise, ceci en étroite liaison avec le GRID et le laboratoire d’Environnement Hydreco, et aider ainsi à faire mieux connaître aux enfants guyanais cet habitat unique au monde, la forêt tropicale humide. Cependant, force est de constater que la situation a empiré puisque l’activité d’orpaillage s’est déplacée en amont du Courcibo, la crique Camisa ayant fait été l’objet d’un orpaillage intensif à l’endroit même de la station de recherche du MNHN. Des sondages frais attestent que cette activité aurifère illicite ne va pas s’arrêter là dans cette zone pourtant réglementée (cf prospectus « code de bonne conduite » Patrimoine naturel Guyanais).

Guyanais, j’étudie cette forêt depuis 18 années et je l’aime autant que vous, et je ne rate pas une occasion d’en dire tout le bien que j’en pense au cours de colloques internationaux et dans les universités étrangères. J’ai vécu en Guyane plusieurs années, et séjourné des mois entiers en forêt ci et là, sur l’Arataye et aux Nouragues, où les kwatas et babouns[3] sont les seuls primates que nous avons comme voisins.

En tant qu’enseignant-chercheur du MNHN, je me rends en Guyane deux à trois fois par an, y encadre des étudiants, et anime une équipe de chercheurs qui est active sur l’ensemble du département. J’apprécie la vie en Guyane et y possède des amis de longue date. Si je vis en permanence en métropole où est basée mon institution, c’est en fait avec un décalage horaire permanent dans la tête que je passe mes journées 100 % consacrées à la Guyane (et je regrette bien souvent de rater ces bons vieux mécènes et autres touloulouas quand le carnaval n’est pas en phase avec les fructifications des arbres que nous étudions).

A plus de 40 ans, j’ai passé bientôt la moitié de ma vie à la faire connaître au monde entier à travers nos publications, nos conférences, nos ouvrages. Aujourd’hui, il faut la protéger, la conserver, et ceci sans renier l’usage traditionnel de chacun. Les wacapous et les yayamadous[4] sont des géants au pied d’argile qui ont besoin de bien plus petits tels les agoutis[5] et les kwatas pour survivre. Un bébé wacapou pousse de 40 cm en hauteur en dix ans. Combien de la surface de la forêt guyanaise disparaîtra de manière irréversible pendant ce temps si court ? Je souhaite vivement que vos enfants puissent un jour s’amuser à regarder les kwatas dans les arbres autrement que sur des cartes postales. Les statistiques montrent que la Guyane française sera le dernier bastion de forêt tropicale au monde dans 20 ans lorsque l’Amazonie ne sera plus que peau de chagrin, et un beau livre d’images. Le bébé wacapou aura poussé de 80 cm, au mieux, au pire il sera mort et ses parents avec. SVP, ne faites pas mentir les chiffres.

Peter Blake était parti défendre l’Amazonie avec pour seule arme une caméra[6]. Nos armes sont des jumelles, un carnet et un crayon, et nous agirons pour que nos, vos enfants n’aient pas honte un jour de nous, nous qui aurions laissé disparaître sans rien faire le patrimoine naturel guyanais. Moi aussi je regrette et chante avec nostalgie ‘ti sau’..[7]


[1] Ce texte a été rédigé le 5 décembre 2001 et publié le 7 sous la forme d’une information citoyenne sur www.blada.com. Plus de 5 ans après il est toujours d’actualité mais les voisins sont beaucoup plus nombreux et les singes tendent à être supplantés par les humains.

[2] Forget, P.-M. 2002. Fragmentation de la forêt tropicale humide: le du barrage de Petit-Saut, rivière Sinnamary, Guyane française. Revue d’Ecologie (La Terre et la Vie), 199 pp.

[3] Singes araignées (Ateles paniscus) et singes hurleurs (Alouatta seniculus) de la famille des Cébidés

[4] Vouacapoua americana (Caesalpiniacée, Famille des légumineuses) et Virola michelii, V. surinamensis et V. kwatae (Myristicacée, famille de la noix de muscade)

[5] Dasyprocta leporina (Rongeurs de la famille proche de celle cochon d’Inde)

[6] Le navigateur Néo-Zélandais Peter Blake a été assassiné en décembre 2001 à Macapa, Brésil, en tentant de défendre son bateau. http://www.taraexpeditions.org/data/press/tara_fr.pdf

[7] Chanson de l’album carnavalesque ‘Toulouloua ‘ du chanteur guyanais Lexio’s décrivant la fleuve Sinnamary et les rapides de Petit Saut avant la mise en eau du barrage éponyme. http://www.top-album.com/