Lettre à un ami Guyanais naturaliste ou Voyage véridique vers la fin d’un monde

Mon cher Justin[1], Dans ton précédent courrier, tu m’as raconté comment les autorités françaises envisageaient, au nom du développement durable, d’autoriser les activités aurifères, légales celles-ci bien sûr, dans les parcs naturels et en particulier le Parc National du Sud. Après une semaine dédiée au développement durable en Guyane, c’est en effet pour le moins surprenant. Tu m’as aussi rapporté que la situation de l’orpaillage sur la station des Nouragues[2] avait récemment empiré avec l’intrusion des chercheurs d’or clandestins au coeur même de la réserve naturelle[3]. Tu as évoqué ce chiffre – qui est incroyable, presque impensable dans notre pays – de 26 camps d’orpaillage clandestins dans les limites de la réserve. Et, enfin pour couronner le tout, tu mentionnes que la station du Saut Pararé du CNRS[4] a été pillée par des orpailleurs clandestins. Enfin, à juste titre, tu me demandes quel est l’avenir de la faune des Nouragues dans ce contexte. Tout cela est très alarmant et j’en suis tout retourné. Vu ce que je viens de voir au Suriname, je me pose les mêmes questions sur l’avenir de ces habitats humides en Guyane, en général, et le long des criques de ce magnifique bassin versant de l’Arataye[5] en particulier.

Tu as parfaitement raison quand tu écris que cela te rappelle ce que j’ai connu il y a quelques années sur le barrage de Petit Saut et la station sur la Courcibo et qui m’avait alors conduit à interrompre les recherches scientifiques du Muséum National d’Histoire Naturelle sur ce site de Saint-Eugène[6]. Malheureusement, la Guyane n’est pas un cas unique et les forêts voisines du Suriname sont aussi dans la tourmente comme j’ai pu le constater le mois dernier. Je vais donc te raconter et te montrer ce que j’ai vu dans le Parc Naturel du Brownsberg au Suriname[7]. Tu sauras ainsi ce qui risque d’arriver demain ou après-demain si rien n’est mis en œuvre pour freiner le fléau, c’est-à-dire ce flot de clandestins qui débarque dans les réserves naturelles, sites d’ores et déjà bien affectés et irremplaçables.

Depuis maintenant deux années, je me rends régulièrement dans la forêt du Bronwsberg au Suriname. C’est un lieu magique, un havre de diversité perché dans les nuages, abrité par une forêt d’une rare beauté située au bord du lac Brokopondo. Créé en 1970, après avoir été cédé en concession au STINASU, le Parc Naturel du Brownsberg a longtemps été une référence en matière de préservation de la nature au Suriname.

C’est un peu notre Montagne de Kaw, la protection et les animaux en plus, les chasseurs et les mines aurifères en moins, du moins jusqu’à très récemment, vers fin 1999 et début 2000. C’est aussi une concession de SURALCO L.L.C. ou Suriname Aluminum Company, L.L.C[8] qui a jusqu’à présent reporté l’exploitation de la bauxite présente dans le sous-sol du plateau Mazaroni, une bande étroite qui s’étend sur plusieurs kilomètres de long du Nord au Sud, coincée entre le lac, la route et les savanes.

De par sa position, son altitude et sa forte pluviométrie et nébulosité, la forêt du Brownsberg compte parmi les habitats les plus diversifiés des Guyanes. Mis à part l’absence des Coqs-de-Roche, le parc Naturel du Brownsberg rivalise notamment avec le Parc National du Centre du Suriname du point de vue de sa diversité car le gradient altitudinal du plateau du Mazaroni offre ici toute une variété d’écosystèmes, de flore et de faune.

Localisé à 130 km de la capitale Paramaribo, soit 3 heures par la route, ce Parc naturel attire un grand nombre d’écotouristes, des visiteurs qui sont pour l’essentiel des Surinamais, mais aussi depuis peu des Néerlandais qui arrivent en masse depuis Amsterdam, et des Français venus de Guyane. Une fois gravis les 500 mètres de dénivelé, tu peux contempler la magnifique canopée comme si tu te trouvais dans un ballon ou un aéronef.

Les visiteurs, qui se chiffraient à 17.000 en 2001, s’y rendent pour un ou plusieurs jours et séjournent dans des lodges aux noms évocateurs : kwata, baboun et tapir.

Depuis bientôt quatre années, le département de recherche du STINASU avec qui je collabore depuis octobre 2002 y a entrepris un important travail d’inventaire et de suivi (monitoring) des populations animales et végétales. Des listes de plantes et de mammifères ont été établies, mais sont encore bien incomplètes. C’est une tâche ardue qui mobilise du personnel et des volontaires, hollandais principalement, l’objectif étant la caractérisation de la biodiversité du plateau, des crêtes et des zones humides le long des criques. Aujourd’hui, toute cette biodiversité est mise en danger par le développement des activités d’orpaillage illicites au sein de la réserve et il y a urgence à se mobiliser pour la préserver.

Dans ta lettre, tu soulignes que parmi les sept espèces de singes présentes aux Nouragues, le singe-araignée (Ateles paniscus) risque d’être le plus rapidement affecté par la présence des orpailleurs qui chassent pour se nourrir. Tu as parfaitement raison mais tu ne dois pas aussi oublier les autres espèces de singes tout aussi fragiles ainsi que les pécaris à collier ou pakira et le pécari à lèvres-blanche ou cochon-bois, le hocco et le tapir. La forêt du Brownsberg compte une espèce de primate supplémentaire : le saki noir (Chiropotes satanas) que tu verras uniquement dans le Parc Naturel du Sud de la Guyane. Bien sûr, comme aux Nouragues, tu ne pourras pas voir toutes ces espèces en une seule journée au Brownsberg, et il te faudra rester quelques jours, au moins 3 ou 4, et parcourir plusieurs dizaines de kilomètres à pied sur les layons pour y rencontrer tous ces Primates, et bien d’autres espèces encore.

Je te recommande donc d’emprunter le layon Witi Creek et je te promets que tu y croiseras, du moins depuis le sol, au moins une fois, successivement, une ou deux troupes de singes hurleurs et de singes araignées dans la première partie du layon, principalement en forêt haute.

Puis, quand la forêt devient basse et lianescente dans la seconde partie du parcours, tu devrais entendre les cris stridents des tamarins à mains jaunes, des macaques ou singe sapajou (Cebus capucinus) ou des singes écureuils (Saimiri saimiri). Si tu as de la chance, en atteignant la crique, tu verras des troupes de saki noir, une espèce rare en Guyane qui est uniquement visible dans la région de Trois-Saut. Sur le plateau à ton retour, au hasard de tes déplacements entre le lodge et le restaurant, tu apercevras sans doute le saki à face blanche et les macaques gris.

Mais, aujourd’hui, il y a quelques animaux que tu as de moins en moins de chance de rencontrer au cours de tes promenades sylvestres, en particulier lorsque tu te rapprocheras des berges du lac Brokopondo et des bordures du Parc. Je veux ici parler des cochons-bois (Pecari tajacu), des pakiras (Tajassu tajacu) et des biches (Mazama americana et M. gouazoubira). Le tapir (Tapirus terrestris) aussi s’est soudainement fait plus rare ces derniers temps, depuis 2001, c’est à dire depuis que le STINASU mène un recensement mensuel de la faune sur les layons. Quelle en est la raison : l’orpaillage et la chasse sont les causes principales de tous ces maux.

Comme fin 2000[9] en Guyane, il y a eu une relance de l’activité aurifère au Suriname. Tout d’abord limitée aux bordures de la réserve naturelle, côté lac à l’Est et coté route à l’Ouest, cette activité s’est ensuite progressivement déplacée vers l’intérieur du Parc. Dans un premier temps, on a cru que les autorités surinamiennes contrôlaient la situation mais on a vite déchanté. Des plaintes et des actions en justice sont bien menées mais, pendant ce temps, le mal continue de gangrener le parc. Dans un second temps, l’extension des dégâts s’est soudainement accélérée entre 2002 et octobre 2003, la forêt disparaissant le long de toutes les criques qui coulent du coté des savanes et qui prennent leurs sources sur le plateau Mazaroni, soit au cœur de la Réserve. Coté lac, un répit a été observé au cours de la saison sèche, les eaux basses du lac ne facilitant pas l’accès et le déplacement des machines et des hommes au milieu des arbres morts. Dans un troisième temps, l’ouverture d’une piste est venue couronner le tout en avril, ouvrant une nouvelle voie d’accès. Ce n’est que récemment que nous avons pu mesurer l’étendue des dégâts lors d’un survol de la réserve et de constats visuels sur le terrain. Le résultat est consternant, affligeant.

Avec d’autres collègues, j’analyse depuis peu les effets de la chasse sur la faune et l’absence de dissémination des graines des arbres, chasse qui est intimement liée à l’activité d’orpaillage en bordure et dans le parc[10]. Quand j’entends ce qui se passe en Guyane et compare la situation à ce que je viens de vivre, je ne peux pas manquer de faire des parallèles entre les sites, même si les contextes sociaux sont très différents entre le Brownsberg et les Nouragues. L’orpaillage dans ce parc naturel et cette réserve naturelle est réalisé, d’une part, surtout par les villageois surinamais et les guyanais et, d’autre part, exclusivement par des clandestins brésiliens. Mais je ne peux pas aussi rester indifférent à la catastrophe annoncée (un titanic[11] de plus !), l’extinction irréversible de la majeure partie des espèces animales emblématiques guyanaises uniques et irremplaçables. Cette forêt, car il s’agit bien d’une seule et même forêt, celle du Plateau des Guyanes, est une destination privilégiée pour les écotouristes, avec notamment le camp de l’association Arataï en Guyane, et pour les chercheurs nationaux et internationaux.

Au cours de notre dernier passage sur le plateau du Mazaroni, nous avons notamment rencontré toute une panoplie de touristes français, venus de Saint-Laurent, de Kourou et de Cayenne pour se ressourcer dans un environnement naturel. Tous ont visiblement été enchantés par les installations du STINASU, ses lodges, son restaurant, et les rencontres imprévisibles (ou presque pour le néophyte) avec la faune sur les layons en forêt et aux abords de la station. Ils ont emprunté le layon Witi Creek pour aller se baigner dans les eaux claires, un miroir où se reflète la canopée des wapas et autres carapas qui en bordent les rives au point kilométrique 3,8. Le layon se prolonge jusqu’au point 5,5 km mais rares sont les visiteurs qui s’aventurent au-delà de la « pool ». En effet, la découverte s’arrête souvent après une bonne baignade dans les eaux de la crique. Par ailleurs, la route du retour est longue et il faut aussi gravir la montagne avant la tombée de la nuit. Quelques mordus auront peut-être le temps et le courage de pousser plus loin les investigations pour se rendre au bord du lac. Qu’y découvriraient-ils aujourd’hui ?

Tout d’abord, à quelque 400 m de là, au cœur de la réserve, ils croiseraient une piste qui emprunte sur plusieurs centaines de mètres l’ancien layon menant à la crique Witi (Witi Creek trail). Cette piste plus ou moins bourbeuse a été récemment ouverte pour faciliter le passage des pelles, des tracteurs, des quads et des villageois qui se rendent sur le chantier d’orpaillage de la crique Witi, en bordure du lac et puis, depuis peu, au cœur du Parc naturel du Brownsberg. Les distances sont longues et, même avec les meilleures bottes du monde, il faut du courage pour couvrir les quelques kilomètres qui mènent au lac de Brokonpondo. La forêt, elle s’arrête au point 5,5 km, et la végétation sur les prochains kilomètres à venir n’est plus qu’une zone dévastée de part et d’autre d’une piste latéritique, un véritable bourbier en saison des pluies.

Chemin faisant, ces touristes seraient certainement très surpris de voir sur les arbres le long de la piste diverses balises et autres numérotations ; cette piste était en effet il y a encore quelques mois une zone d’étude de la faune et de la flore. C’est aussi ici que j’ai débuté l’année dernière avec des collègues surinamais et hollandais une étude sur les effets de la défaunation sur l’absence de dissémination des graines de carapa (dont on fait de l’huile)[12]. Plus que jamais, ce site se révèle fortement perturbé par la chasse et nous avons pu en mesurer les premières conséquences pour les arbres carapa lors de notre dernière mission en juin 2004. Comme nous, des écotouristes plutôt curieux rencontreraient sans doute des villageois ou des brésiliens se rendant sur leur lieu de travail, la crique Witi. Avec une bonne réserve d’eau (car ils ne reverront pas d’eau limpide de sitôt) et un bon couvre-chef (il y a beaucoup de soleil quand on coupe la forêt), ils pourraient ainsi remonter ce qui reste de la crique jusqu’aux divers chantiers d’orpaillage. Les villageois y sont accueillants et c’est très instructif de voir comment l’Or est ici extrait. Ils découvriraient par là même au passage comment il est possible de réduire à néant en quelques années des dizaines de milliers d’années de dynamique forestière et l’habitat humide le plus crucial dans la vie de la forêt tropicale : les criques tant désirées par les marcheurs et les animaux en saison sèche.

Mais, très certainement, ces écotouristes ne monteront pas sur le quad des orpailleurs comme je l’ai fait récemment pour me rendre à quelque 5 km de là, dans un cirque majestueux au bout de ce monde, grandiose mais voué à une destruction totale. Ce site évoque pour moi un autre bout du monde, bien protégé quant à lui, à quelques encablures de la frontière italienne dans la région de Samoëns dans les Alpes. A la vue des hauteurs du plateau Mazaroni, je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces criques qui y trouvent leurs sources et qui coulaient auparavant paisiblement et se retrouvent maintenant souillées de cette boue qui recouvre mes bottes de sept lieux. Hier, je me trouvais avec des collègues sur le layon « kwata pasi », une des forêts les plus majestueuses qu’il m’ait été donné de découvrir dans les Guyanes. De là, nous entendions les tronçonneuses, les pelles et les pompes en action, un peu comme aux Nouragues en ce moment. Aujourd’hui, l’image apocalyptique a rejoint le son. C’est époustouflant, affligeant et démoralisant : le bout du monde est aussi devenu la fin d’un monde. Mais les écotouristes qui se rendent au Brownsberg ne verront pas tout cela. Ils ne croiseront pas les divers camps des orpailleurs dans leurs trous bourbeux, la lance à la main. Ils ne remarqueront pas les chiens fidèles amis de l’homme, surtout à la chasse. Ils ne photographieront pas les tracteurs, les pelles, les pompes. Bref, ils ne pourront pas apprécier l’ampleur de la catastrophe écologique qui, à vitesse V, ronge cette forêt alluvionnaire, la zone humide la plus étendue du Parc Naturel du Brownsberg.

Je me suis aventuré au-delà du miroir, j’ai brisé la glace, et j’en ai rapporté ces documents pour te montrer Justin, mon ami guyanais naturaliste, ce que peu de gens savent et à quoi ressemble vraiment le développement durable au Suriname. Qu’y-a-t- il de durable là dedans ? Si l’orpaillage n’était pas vraiment légal au Brownsberg, en tout cas il l’est devenu au fil des dernières années après s’être durablement installé en bordure du Parc. Depuis, tel le cancer, il s’est développé et a gangrené son cœur. Il est trop tard pour faire machine arrière, tout a presque disparu en moins de 24-48 mois. Avec mes étudiants et d’autres stagiaires du STINASU, pour les besoins de notre étude, nous avons prospecté diverses zones du Nord du Parc, et avons souvent cheminé hors layons et descendu plusieurs criques qui s’écoulent du plateau et des crêtes à mulumba (Virola kwatae) vers les zones humides à wapa (Eperua falcata) et à carapa (Carapa procera). Chemin faisant, nous avons traversé le meilleur et le pire du Brownsberg. Le meilleur ce sont ces crêtes où poussent les arbres fruitiers favoris des singes araignées et ces talwegs d’où s’écoule en cascade cette belle eau claire où se baignent les écotouristes. Le pire, c’est bien sûr l’aval et ces zones humides transformées en vastes clairières et en bassin de décantation.

Oh, on peut encore y voir quelques animaux mais pour combien de temps ? Même abandonnées, ces mines continuent à être prospectées et les layons de chasse que nous avons croisés ici et là témoignent de leur usage par les chercheurs d’or. Sur la carte, les noms résonnent comme autant de sites fabuleux à découvrir : Ireneval, Komboe val, Makambi, Witi creek. Mais les expéditions poussées que nous avons menées au fil de l’eau nous ont vite fait déchanter, et en laisseraient plus d’un sans voix devant le désastre écologique qui est à l’œuvre.

Les résultats de notre étude sont sans appel. Si on prend comme point de référence la station des Nouragues en 2002 et 2003, et la partie centrale du plateau du Brownsberg en 2004, on met très vite en évidence que l’absence de pakira et la plus grande rareté des gros rongeurs comme l’agouti conduit rapidement à l’absence de dissémination des graines de carapa. Ces dernières sont alors parasitées et détruites par les larves d’un papillon : elles n’ont aucune chance de survie si elles ne sont pas enterrées par les rongeurs. Sur le plateau du Brownsberg comme aux Nouragues, la situation est tout à fait opposée et la quasi totalité des graines est emportée par les agoutis et les acouchis ou détruite par les pakiras. Nos données en forêt chassée du Brownsberg ne montrent aucune différence avec une autre forêt en Guyane, celle de Paracou, elle aussi chassée.

On pourrait rester optimiste et se dire que finalement le cœur du plateau devrait permettre le maintien des pakiras qui, petit à petit, recoloniseraient les zones humides appauvries. Pas si certain. Comme l’eau qui dévale les pentes et nourrit les criques en saison sèche, les pakiras se déplacent également vers ces zones humides entre juillet et octobre-novembre  – quand les ressources viennent à manquer[13] – avant de remonter sur les plateaux pour y consommer tous ces fruits que laisse choir les singes. Dans ces zones humides, outre les vers de terre[14], ils consomment en abondance les graines de carapa que les rongeurs ont enterrées pendant la saison des pluies et en partie oubliées ensuite[15]. Notre étude suggère que ces ressources alimentaires viendront à manquer au bord des criques dévastées, et devraient immanquablement affecter la survie de ces populations. A tout cela il faut aussi ajouter la pression de chasse qui ne va pas en se réduisant, et qui est d’autant plus facilitée que des pistes sont ouvertes pour rejoindre les zones d’orpaillage éloignées jusqu’au centre du Parc. On peut donc en déduire que la survie du pakira est aujourd’hui fortement aléatoire sur l’ensemble du plateau aussi à cause des effets de bordure des mines aurifères localisées en marge de la zone centrale du parc naturel. Les premières analyses des données d’inventaire de la faune du Brownsberg vont dans ce sens. D’autres vertébrés devraient suivre la pente descendante une fois les gibiers préférés éteints. Agouti, kwata, agami ou oiseau-trompette, hocco devraient être les suivants sur la liste. Saki et macaque ne devraient pas tarder non plus et attendre trop longtemps pour disparaître du plateau du Bronwsberg. Au final que restera-t-il ? Les plus petites espèces comme les tamarins à mains jaunes ou titi (Saguinus midas). Est-ce que le voyage au Brownsberg en vaudra la chandelle ? Autant aller à Kaw[16] ! J’en doute. Outre la chasse en bordure du plateau, à moins de 2-3 km de ses bordures, c’est aussi la réduction de l’habitat qui va directement affecter toutes ces populations animales. Avec 12.000 ha, le parc avait tous les atouts de son coté mais avec la perte de 30 à 40 % de sa surface, principalement toutes les zones humides, le parc sera réduit à son plateau central, une zone déjà fortement endommagée par d’ancienne exploitation (bois, balata) et les diverses prospections de SURALCO. Nous savons tous ce que cela signifie pour la diversité. Le Brownsberg est déjà une île, un fragment de la forêt des Guyanes où la diversité de la flore et de la faune est une des plus riches dans la région. En juin 2004, on peut sans trop se tromper prédire que cette forêt risque à très court terme de se vider de ses animaux ; c’est la fin d’un monde qui est annoncée. Cette apocalypse n’est que la répétition à une plus petite échelle de ce qui va bientôt arriver à la forêt de l’Arataye et des Nouragues, du bassin de l’Approuague en général, et de toutes les autres réserves qui sont et seront mises en place en Guyane si les activités d’orpaillage illégales se maintiennent en bordure. Le parallèle entre le Brownsberg et les Nouragues n’est pas exagéré. Le plateau Mazaroni est à 7,5 kilomètres du lac, à quelques centaines de mètres près la distance qui sépare l’inselberg des Nouragues de la rivière Arataye et l’embouchure des criques où sont aujourd’hui installés les orpailleurs clandestins.

Voilà mon ami Justin le douloureux constat de mes expériences et observations au Suriname et en Guyane. Tu peux voir qu’en dépit des deux contextes économiques fort différents, ces deux pays vont dans la même direction. Cela me fait penser à ces jumeaux qui, séparés dès la naissance, vont connaître des destinées semblables malgré des familles d’accueil opposées, l’une riche, l’autre pauvre. Au final, pour des raisons qu’on peine encore à élucider, leur tempérament sera assez comparable (coté inné) même si leur vie est différente (coté acquis). J’aimerai me tromper et que tout cela ne soit qu’un mauvais rêve pour qu’au réveil, dans mon hamac, j’entende encore le hurlement des babouns et des kwatas au-dessus des arbres en direction du lac de Brokonpondo et de l’Arataye.

Avec toute mon amitié

Pierre-Michel


[1] Cette chronique sous forme de lettre à un ami imaginaire guyanais a été rédigée dans un moment de découragement voire même de déprime, mais aussi de révolte à la suite d’une énième mission au Park du Brownsberg. Pour réagir et alerter l’opinion publique sur les risques qu’encourrent les réserves naturelles en Guyane, il fallait témoigner de ce constat terrible d’incapacité du gouvernements français à prendre la mesure de la catastrophe en gestation dans le bouclier des Guyanes, et en Guyane en particulier. Cette chronique a été publiée en ligne le 20 juillet 2004 sur www.blada.com

[2] Depuis fin 2003, je ne suis pas retourné sur la station de recherches des Nouragues refusant de cautionner un système que je veux dénoncer : l’absence de réaction du gouvernement français contre l’orpaillage pour sécuriser la réserve naturelle et empêcher le développement d’une activité illicite par des clandestins de plus en plus omniprésents dans la réserve.

[3] La réserve naturelle sera endeuillée en mai 2006 après l’assassinat de deux gardes-piroguiers de l’Association Arataï

[4] www.guyane.cnrs.fr

[5] voir le chapitre 1

[6] voir Avant propos

[7] www.stinasu.sr

[8] www.alcoa.com

[9] Depuis fin 1999, le cours de l’or (9000 US $ le kg) a connu une augmentation considérable jusqu’à des sommets en mai (23000 US$) avant devoir cette courbe s’inverser. http://www.galmarley.com

[10] Forget, P.-M. and P. A. Jansen. 2006. Hunting and dispersal limitation in Carapa procera, a nontimber forest product tree species. Conservation Biology in press

[11] Nicolas Hulot, Le Syndrome du Titanic, Calmann-Lévy (avril 2004)

[12] www.mnhn.fr/carapa

[13] Bodmer, R. E. 1990. Responses of ungulates to seasonal inundations in the amazon floodplain. Journal of Tropical Ecology 6: 191-201.

[14]Henry, O. 1997. The influence of sex and reproductive state on diet preference in four terrestrial mammals of the French Guianan rainforest. Canadian Journal of Zoology 75: 929-935.

[15]Jansen, P. A. and J. den Ouden. 2005. Observing seed removal: remote video monitoring of seed selection, predation and dispersal. In P.-M. Forget, J. E. Lambert, P. E. Hulme and S. B. Vander Wall (Eds). Seed fate: predation, dispersal and seedling establishment, pp. 363-378. CABI publishing, Wallingford, U

[16]Je fais ici référence à la montagne de Kaw dans le Parc régional éponyme.